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Danser seul(e)s : la jeunesse entre individualisation, individualisme, singularité, auto-entrepreneuriat et nouvelles formes de sociation

Appel à contributions pour un dossier de la Revue Sciences et Actions Sociales

Coordination 

Enzo Colombo et Paola Rebughini, Département de Sciences Sociales et Politiques, Université de Milan

Contexte général

Les jeunes nés à la fin du 21ème siècle se sont trouvés au milieu de deux crises globales pendant les années de leur formation et de leur entrée dans le monde du travail : la crise économique commencée autour de 2008, et jamais vraiment terminée, et la crise socio-économique provoquée par la pandémie du Covid-19. Par conséquent la « condition de la crise » – comme évènement historiquement répété mais à chaque fois singulier dans ses caractéristiques (Mannheim, 1952) – avec sa configuration spécifique d’inégalités et incertitudes, est devenue une condition permanente et presque invisible pour cette génération, une condition souvent acceptée et acquise d’avance dans leur expérience quotidienne. Ce contexte d’individualisation est aussi profondément imbriqué avec des phénomènes historiques et structurels comme la globalisation et la société du risque, c’est-à-dire l’hyper connexion des événements et des leurs conséquences systémiques. Ce contexte a également favorisé dans la jeunesse contemporaine la transformation des idées de présent et de futur, d’appartenance et de citoyenneté, d’individu et de communauté, d’action collective et de participation politique (Colombo, Rebughini, 2019).

Pour cette raison nous pouvons parler d’une nouvelle expérience générationnelle, où chacun doit apprendre à « danser seul(e) » face à la sensation de ne pas pouvoir s’appuyer sur modèles, conceptualisations, langages, références et certitudes de la génération de leurs parents et grands-parents pour faire face à l’expérience quotidienne de l’individualisation dans une incertitude toujours plus marquée. Métaphoriquement, les pas de danse à apprendre sont toujours nouveaux face à l’accélération du changement technologique, environnemental, sociétal, avec leurs conséquences en termes de relation interpersonnelles, parcours éducatifs et professionnels.

L’effondrement des références collectives caractéristiques de la modernité – comme les appartenances de classe et culturelles, les rôles sociaux liés au genre, les attentes standardisées par rapport au futur – que la culture de la société industrielle avait construit et la société post-industrielle avait contesté et démantelé n’ont pas été remplacées par des nouvelles références autant solides (Dubet, 2019). Cela a provoqué une certaine pression vers l’institutionnalisation de l’individualisation (Beck, Beck-Gernsheim, 2001), ainsi que vers des subjectivations auto-référentielles, des singularités mutuellement dépendantes, des processus d’individualisation orientées à la maximalisation des incertitudes mais aussi à la recherche de relations sociales capables de reconnaitre la spécificité individuelle (Martuccelli, 2010).

La génération née entre les deux siècles vit au milieu de tensions opposées. D’une part, l’augmentation de la différentiation sociale et la perte de références partagées condamne les individus à la présentification, au « plaisir immédiat », donc à la recherche d’une satisfaction narcissique et éphémère (Sennett 1976 ; Lasch 1979 ; Lipovetsky 1983, 1992 ; de Singly 2005, Benasayag, Schmit, 2003). Cela provoque souvent la sensation d’impuissance par rapport à la possibilité d’avoir un rôle concret dans les choix le plus importantes de sa propre vie, alors que le choix semble presque sans frontières dans d’autres domaines comme la communication digitale ou la consommation. Cette présentification produit scepticisme par rapport au futur, souvent perçu comme menaçant par une génération touchée de plein fouet par la crise économique, environnementale et ensuite, avec le Covid-19, aussi sanitaire. Cependant, d’autre part, l’appel à l’autonomie et à l’autodétermination (Beck, 2016 ; Bauman, 2001) pousse vers une sorte de « soi-entrepreneur », ou auto-entrepreneuriat, en construction permanente et constamment incomplet.  Il s’agit d’un processus de subjectivation qui produit souvent des formes d’auto-régulation et d’assujettissement, sous la direction d’une obligation à l’efficacité, la disponibilité, l’assertivité, la créativité et l’autonomie individuelle face aux situations d’incertitude (Bröckling, 2016).  Orientée par les principes culturels du néolibéralisme, la recherche de la construction d’un soi-entrepreneur ne semble laisser aucun véritable libre choix à cette génération, sinon la possibilité de choisir parmi des alternatives qui ont été prédisposées par une situation de précarité, incertitude et inégalité des chances. 

Thèmes d’analyse possibles

  1. Comment dans la vie quotidienne de la jeunesse contemporaine – dans des différents contextes culturels, sociaux et géographiques – se concrétise l’articulation des dimensions de : l’individualisation (avec sa portée d’incertitude, risque, fatigue dans la réalisation d’un projet de vie adulte) ; la privatisation des risques liés à ce même modèle d’individualisation, où précarité et incertitudes systémiques sont considérées comme un problème privé et personnel ; l’injonction à l’autonomisation face à une palette – souvent purement virtuelle – des choix possibles et de différentes directions possibles pour le futur ; enfin l’accélération de ces processus avec la nécessité de s’adapter très rapidement au changement (Rosa, 2010 ; Melucci, 1996). Cela peut être exploré, entre autres, dans la vie quotidienne, dans la relation au travail, ou encore par rapport aux projets pour le futur.
  2. Comment, dans ce contexte de crise, instabilité et individualisation, se développent des nouvelles formes de sociation, de sociabilité, d’individualisme solidaire (Berking, 1999), connectées à la vie des autres, donnant lieu à des expériences nouvelles de résistance, solidarité, coopération, encadrement, mise en commun et participation politique (consommation, environnement, égalité sociale, respect des différences, etc.).
  3. Explorer les outils analytiques que nous permettent d’encadrer les processus d’individualisation de cette génération ; quels sont, par exemple, les significations et les limites de notions typiquement modernes comme individu, autonomie, émancipation, récognition dans l’analyse de la vie quotidienne de cette génération de jeunes.
  4. Comment la collocation sociale, l’intersection de conditions liées au genre, à l’ethnicité, aux ressources économiques et éducatives, à la situation familiale et de logement et plus en général aux contextes ont une influence sur la perception de l’incertitude et sur les tactiques pour faire face aux situations de crise.
  5. Comment l’expérience de l’individualisation et de l’isolement est intériorisée, exprimée, expliquée dans ses significations, ou contrastée à travers des nouvelles formes d’encadrement institutionnel, local, mais aussi autogéré, comme microformes de résistance, pratiques dialogiques et de communication.

Bibliographie

Bauman Z. (2001) The Individualized Society, Polity Press, Cambridge

Beck, Beck-Gernsheim (2001) Individualization: institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, Sage, London

Beck U. (2016) The Metamorphosis of the World, Polity Press, Cambridge

Benasayag M., Schmit G. (2003) Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, Edition La Découverte, Paris

Berking H. (1999) Sociology of Giving, Sage, London

Bröckling U. (2016) The Entrepreneurial Self: Fabricating a New Type of Subject, Sage, London

Colombo E., Rebughini P. (eds.) (2019) Youth and the Politics of the Present. Coping with Complexity and Ambivalence, Routledge, London

de Singly F. (2005) L’individualism est un humanisme, Edition de l’Aube, La Tour d’Agigues

Dubet, F. (2019) Le temps des passions tristes, Paris, Seuil.

Lasch C. (1979) The Culture of narcissism, Warner, New York

Lipovetsky G. (1983) L’ère du vide, Gallimard, Paris

Lipovetsky G. (1992) Le crépuscule du devoir, Gallimard, Paris

Mannheim, K. (1952) The Problem of Generations. In Kecskemet, Paul (ed.). Essays on the Sociology of Knowledge: Collected Works, Volume 5. New York: Routledge. p. 276–322.

Martuccelli D. (2010) La société singulariste, Armand Colin, Paris

Melucci A. (1996) The Playing Self. Person and Meaning in the Planetary Society, Cambridge University Press, Cambridge

Rosa H. (2007) Alienation and Acceleration: Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, NSU Press, Malmö

Sennett R. (1982) The Fall of Public Man, Cambridge University Press, Cambridge

Procédure d’évaluation des propositions de contributions

En lien avec la ligne éditoriale de la revue (voir présentation de la revue [http://www.sas-revue.org/]), les textes proposés doivent être originaux et ne pas avoir déjà fait l’objet d’une publication dans des revues. Néanmoins, à la condition qu’il demande l’accord préalable à la revue Sciences & Actions Sociales, l’auteur d’un article dans la revue SAS peut publier son article dans un ouvrage ou des actes de colloque à la condition de citer la source de première publication, c’est-à-dire la revue Sciences & Actions Sociales.

Les propositions d’articles doivent être envoyées par courrier électronique au format .doc ou .rtf à l’adresse suivante : redaction@sas-revue.org au plus tard le 30 mai 2022. Un accusé de réception est alors adressé en retour. Les textes font l’objet d’une évaluation anonyme par trois lecteurs désignés au sein des comités de rédaction et scientifique de la revue. Sur la base de leurs évaluations, après une discussion de l’article au sein du comité de rédaction, une décision collective est prise : accepté en l’état, accepté avec modifications mineures, accepté sous réserve de modifications majeures, refusé.

Calendrier de l’appel à contributions

Les propositions d’articles sont à envoyer à redaction@sas-revue.org au plus tard le 30 mai 2022.

Les retours aux auteurs sont prévus pour le 30 juin 2022, pour une publication dans le numéro de septembre 2022.

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